La villa E-1027

La villa E-1027 de Eileen Gray et Jean Badovici

L’histoire de la villa E-1027 tient d’une aventure tout à la fois romanesque, rocambolesque et tragique. Appréciée, publiée, jalousée puis abandonnée, pillée et ignorée, elle est redécouverte à la fin du siècle dernier pour être aujourd’hui restaurée et admirée presque cent ans après sa construction. Le chantier de la villa se termine en 1929. À cette époque les villas modernes étaient rares surtout au bord de la Méditerranée. Dès les années 1910, Eileen Gray s’était construit une réputation sans pareil à Paris comme designer dans le style Art déco. À la suite de son exposition à Amsterdam en 1922, elle s’intéresse aux productions artistiques progressistes du mouvement De Stijl et découvre au contact de Jean Badovici les écrits et les projets des premiers architectes modernes comme Adolph Loos, Gerrit Rietveld et Le Corbusier. Elle va alors s’engager dans une direction radicalement différente et adopter avec passion les valeurs de cette esthétique qui refuse le décor inutile, les surcharges formelles, les apparences trompeuses et qui recherche dans l’abstraction géométrique une voie pour atteindre l’essentiel.

E-1027 est l’œuvre d’Eileen Gray, designer puis architecte, personnalité surdouée, associée à Jean Badovici, jeune architecte, directeur de la revue L’Architecture vivante. E. Gray fait preuve d’un talent peu commun pour assimiler les idées des premiers architectes modernes et maîtriser en très peu de temps la conception d’un projet d’architecture. Ce qui fait l’originalité de cette villa est qu’elle appartient à cette catégorie qu’on appelle aussi « architecture totale », conçue et réalisée par un même architecte « du bâtiment à la poignée de porte ». Elle est remarquable en ce qu’elle réussit à faire fusionner la modernité architecturale du bâtiment avec la conception de l’aménagement intérieur, aux qualités d’usage et à l’élégance esthétique exceptionnelles, prémonitoires et rarement égalées même chez les plus grands architectes de cette époque.

Vue depuis les jardins sur le pignon ouest, le bain de soleil et le rocher de Monaco.

Le site et la villa

Le terrain est situé au bord de la Méditerranée face à l’horizon et laisse voir à l’ouest le cap de Monaco.

Il est constitué de terrasses, les « restanques », plantées de citronniers et de vignes, et bordées de murets en pierre, avec cyprès et palmiers. La côte est rocheuse.

La maison est implantée délicatement dans le site naturel. Elle respecte le paysage existant, son relief, ses terrasses et sa végétation.

L’accès à la villa

Depuis le chemin qui longe la voie ferrée, après avoir franchi le petit portail en haut du terrain, on descend vers la mer en suivant les emmarchements aménagés dans les terrasses, puis on bifurque à gauche en longeant la façade nord du bâtiment jusqu’à un espace en creux qui abrite le porche d’entrée. Plutôt que de chercher à mettre en valeur l’entrée principale, E. Gray a sans doute privilégié le pittoresque du parcours avant d’arriver à destination.

Le programme

La villa est une maison de vacances pour « un homme aimant le travail, le sport et aimant recevoir des amis ». La surface habitable de cette maison sur deux niveaux est d’environ 120 m2, dont 90 m2 au rez-de-chaussée supérieur par lequel on accède.

On y trouve l’entrée principale, le séjour, une chambre-studio, une salle de bain, une salle d’eau, un sanitaire et une cuisine indépendante avec une partie ouverte pour l’été. Côté mer une grande terrasse de 25 m² borde la façade sud du séjour.

Au rez-de-chaussée inférieur : la chambre d’amis, celle des domestiques et les locaux techniques ; un espace couvert d’environ 55 m2 est laissé libre sous les pilotis.

L’architecture

L’aspect extérieur de la villa E-1027 se réfère pour l’essentiel aux idées et à l’esthétique des architectures blanches du mouvement moderne des années 1920 : toit terrasse, pilotis, baies horizontales…

Ce qui la différencie ce sont les ensembles de persiennes en bois ouvrant à l’italienne qui rappellent les moucharabiés. Ils sont rapportés en saillie sur les façades et protègent du soleil les baies vitrées tout en filtrant la lumière à l’intérieur de la maison et en laissant passer l’air.

La conception des espaces intérieurs est ambivalente, elle cherche à concilier deux exigences opposées, l’ouvert et le fermé, l’espace libre, social polyvalent, et l’espace intime et personnel ; ainsi, dans la pièce principale, le lit alcôve n’est isolé du reste du séjour que par un paravent, mais chaque chambre est conçue pour être autonome avec un accès direct sur l’extérieur et une petite terrasse particulière.

Les meubles et les équipements intérieurs

Eileen Gray a déjà une longue pratique de la conception des meubles et des aménagements quand elle réalise E-1027. C’est son domaine d’excellence, là où se déploie toute la richesse de son imaginaire et de sa sensibilité esthétique. C’est aussi son gisement d’expérience, son savoir-faire acquis depuis de longues années avec les matériaux, les artisans et les entreprises.

Les meubles qu’elle crée pour la villa répondent à des usages différents et souvent plus complexes que ceux du mobilier traditionnel. Ils sont polyvalents et multifonctionnels. Ils sont intégrés à l’architecture ou bien indépendants, légers, déplaçables et confortables. Ils sont aussi à géométrie variable, extensibles ou rétractables pour s’adapter aux nombreux invités, ils pivotent, se redressent, s’articulent, basculent et sont même quelques fois éclairés de l’intérieur. Ce sont, dit-on, des serviteurs muets qui pratiquent une savante chorégraphie pour le bonheur des habitants.

Les matériaux

Pour le mobilier et les équipements intérieurs Gray expérimente souvent les matériaux de l’industrie. Les plateaux des tables sont en verre ou en métal, les revêtements en liège, les ossatures constituées de tubes métalliques nickelés ou de bois vernis. Elle aime aussi expérimenter de nouveaux matériaux comme le celluloïd.

Il y a aussi des luminaires et des faux plafonds en verre teinté et translucide, des habillages en tôle d’aluminium, en bakélite, en rhodoïd, du cuir pour les sièges, du contreplaqué peint pour les meubles intégrés, des carrelages en grès cérame ou grès émaillé, des tapis de laine.

E. Gray réussit à concilier une qualité esthétique sophistiquée, un art de vivre raffiné et une éthique personnelle qui l’amènent à préférer aux effets démonstratifs les valeurs de la simplicité. Sa démarche et ses créations ont largement inspiré de nombreux artistes, designers et architectes jusqu’à aujourd’hui.

Jean-Michel Bossu

Bibliographie

Eileen Gray, L’Étoile de Mer, Le Corbusier Trois aventures en Méditerranée: E-1027, une invitation au voyage par Eileen Gray, texte de Monique Baillon; Une architecture blanche, texte de Jean-Michel Bossu; E-1027, une icône de la modernité des années 1920, texte de Tim Benton.

Les peintures murales

En avril 1938, Le Corbusier séjourne dans la villa. Encouragé par Badovici, il y exécute deux peintures murales, puis lors d’un nouveau séjour en août 1939, il en réalise cinq autres. Certaines sont d’une qualité remarquable. Elles sont aujourd’hui classées.
Elles ont provoqué un grand débat sur les intentions de Le Corbusier et leur effet sur la villa, surtout dans la presse anglo-saxonne : il s’agirait d’un délit, d’un viol, d’un attaque personnelle de la femme irlandaise. Si ces œuvres sont très éloignées de l’esthétique d’Eileen Gray, elles n’ont certainement pas été motivées par un quelconque sentiment de jalousie envers l’architecte irlandaise qu’il ne connaissait pas à cette époque.
Le Corbusier lui-même avait abandonné en 1929 l’architecture ‘pure’ et blanche de ses villas des années 1920. Il est légitime de critiquer Badovici et Le Corbusier, qui n’ont pas demandé l’opinion de Gray sur cette intervention. Encore plus surprenant, Le Corbusier avait toujours critiqué les peintures murales, plaidant pour l’utilisation de la polychromie dans l’architecture du logement. Mais il avait changé d’opinion en 1936, quand Badovici l’a invité à peindre dans sa maison à Vézelay, sous l’inspiration de Fernand Léger.

La restauration de E-1027

Un premier chantier de restauration, portant sur le bâtiment, a été conduit de 2006 à 2012 par Pierre-Antoine Gatier, architecte en chef des monuments historiques.

En 2012-2013, l’association fait fabriquer cinq meubles fixes, à partir de photographies, dans le but de rendre compréhensible aux visiteurs l’utilisation de l’espace. Par ailleurs, Zeev Aram, éditeur du mobilier d’Eileen Gray, a généreusement mis à la disposition de l’association quelques exemplaires de sa collection, qui ont contribué au dispositif mis en œuvre pour permettre l’ouverture de la maison à partir de l’été 2015.

En 2013, avaient également été réalisés d’importants travaux de rénovation dans le cadre du tournage du film The Price of Desire, produit par Pembridge Productions et dirigé par Mary McGuckian ; des travaux de peinture, de réfection des fenêtres et de la toiture, suivis par Robert Rebutato.

L’intervention de Michael Likierman et la création de l’association Cap Moderne ont permis de poursuivre, sous la tutelle d’un comité scientifique international présidé par Jean-Louis Cohen, cet important programme de restauration, sous la direction de Claudia Devaux, architecte du patrimoine, et en collaboration avec Renaud Barrès, Burkhardt Rukschcio et Arthur Rüegg. La philosophie et les principes de restauration et/ou de reconstitution ont fait l’objet de nombreux débats ; on peut en voir les résultats notamment dans la restauration du solarium, du balcon et de la salle de bain, cette dernière sur la base d’une recherche menée par Arthur Rüegg.

La restauration – reconstitution du mobilier fixe et mobile a été finalisée en juin 2021. Les meubles actuellement présentés dans la villa ont été reconstitués, pour être plus proches des originaux, sous la direction de Renaud Barrès, Burkhardt Rukschio et Arthur Rüegg.

Parallèlement, un travail important de restauration des peintures de Le Corbusier a été réalisé par Marie-Odile Hubert, et la restitution des espaces extérieurs et des plantations a été conduite par Philippe Deliau.

Avant ces chantiers, la réfection intégrale des réseaux du site avait été faite et et les restanques restructurées.

Entre 2020 et 2021, la maison a été entièrement protégée par des bâches pour achever une restauration profonde du béton.

Vincent Cattaneo a documenté la restauration entre 2018 et 2020 et monté trois films sur l’enchaînement des travaux. Sont inclus dans ces films des entretiens avec les architectes, les restaurateurs et les artisans.

 

Tim Benton, mars 2022

Bibliographie

Marie-Odile Hubert, « Les peintures murales de Le Corbusier – E-1027 », Massilia, 12-33, 2013.
Tim Benton, Le Corbusier peintre à Cap Martin, Paris, Éditions du Patrimoine, 2015.
Tim Benton, E-1027 Restauration de la maison en bord de mer d’Eileen Gray et Jean Badovici, Paris, Association Eileen Gray, Étoile de mer, Le Corbusier, 2016.
François Goven, Claudia Devaux, Tim Benton, « La villa E-1027 Roquebrune-Cap-Martin », Monumental, 6-13, Paris, Éditions du Patrimoine, 2018.
Tim Benton, Cap Moderne, Eileen Gray et Le Corbusier, La modernité en bord de mer, Éditions du patrimoine, 2020.