Le Cabanon

La maison de Corbu au paradis

Le Corbusier commence son livre La Ville radieuse par ce constat : « Je suis attiré par toutes les organisations naturelles ». De fait il a toujours apprécié la vie simple, celle de ses premières vacances avec Yvonne dans une modeste auberge en bois au bord de la mer, dans le Bassin d’Arcachon. En 1927, il donne une conférence dans laquelle il célèbre les baraques des pêcheurs dans la forêt de pins du Bassin d’Arcachon – « les maisons de sauvages » comme il l’écrit à sa mère – en tant que parfaits exemples d’habitation : pas seulement des maisons mais des palais. Le fait qu’il qualifie E-1027 de « baraque », ne doit pas être entendu dans un sens dépréciatif. Celle qu’il construit pour lui-même contre le restaurant de poisson, L’Étoile de mer, associe son amour pour une vie simple, pour le soleil, la mer et la bonne nourriture, à une réflexion sur les éléments premiers de la forme architecturale. Le 4 octobre 1954, il écrit à son amie Marguerite Tjader-Harris, « Je commence à vous envier dans vos intentions de vous cloîtrer entre quatre murs. J’aimerais bien en faire autant ».

Le Corbusier découvre Roquebrune

Le Corbusier a visité E-1027 en 1937, 1938 et 1939, après le départ d’Eileen Gray. Le 3 août 1939, il écrit à Jean Badovici qu’il souhaiterait y résider, non seulement pour profiter du soleil et de la mer, mais aussi pour peindre : « J’ai de plus une furieuse envie de salir des murs : dix compositions sont prêtes, de quoi tout barbouiller ». En août 1949, il choisit la villa pour travailler sur le plan d’urbanisme de Bogota, avec José Luis Sert, Paul-Lester Wiener et une équipe de dessinateurs. L’accord qu’il conclut avec Thomas Rebutato, qui vient d’ouvrir L’Étoile de mer, pour nourrir les vingt dessinateurs durant leur séjour, marque le début d’une solide amitié. Le Corbusier se lance alors dans l’ambitieux projet d’un village de vacances (« Roq ») qui serait construit sur un terrain en pente, sous les remparts du château. Ce projet ne sera pas réalisé, mais Le Corbusier resta convaincu que son architecture aurait eu le mérite de protéger le littoral contre l’invasion de villas bigarrées. Proposer une solution architecturale pour les loisirs constituait l’un des fondements de son urbanisme et Roq lui donna une nouvelle occasion de se confronter avec la distribution spatiale de l’existenzminimum (du logement minimum) fondé sur les mesures du Modulor de 226 cm x 226 cm.

De « Rob » au Cabanon

Parallèlement aux premiers croquis pour Roq, Le Corbusier reprend un projet de Thomas Rebutato de construction de six maisons de vacances sur son terrain (plan de Fernand Pietra, du 14 août 1948). Il commence par envisager un groupe de six ou sept maisons (« Rob ») destiné à prendre place sur la bande de terre qui jouxte le restaurant. Les six résidences de vacances et les douze chambres pour « campeurs » devaient procurer un revenu modeste à Th. Rebutato ; Le Corbusier proposait de se réserver l’un des studios. Situés à seulement 2,50 m au-dessus du niveau de la mer, et d’une hauteur d’environ 11 mètres, ces bâtiments auraient envahi la parcelle et barré la vue de la mer. Le projet évoluera au cours des six années suivantes. De septembre à décembre 1951, Le Corbusier inquiet de l’impact sur la vue à partir de L’Étoile de mer, réduit la hauteur des constructions en les déplaçant vers le sud-est. La vue sur la mer le préoccupait d’autant plus qu’il avait, à cette époque, le projet de se construire un cabanon adjacent à L’Étoile de mer. Dans l’ouvrage Modulor II, il situe l’origine de cette aventure dans un croquis tracé sur un coin de table qu’il offrit à Yvonne le 30 septembre 1951. Ce croquis, modeste mais très précis, sera développé par Jacques Michel et André Wogensky à l’agence pendant l’hiver 1951-1952. Le Corbusier travaillera sur les détails de l’ameublement au mois de juin et le Cabanon sera réalisé au cours de l’été 1952.

L’intérieur du Cabanon, avec un détail de la peinture du couloir d’entrée.

Le Cabanon

Le plan du Cabanon consiste en un carré de 3,66 m x 3,66 m, accolé à L’Étoile de mer par un couloir de 70 cm de large qui abrite, à son extrémité, un WC. La ligne de toiture suit celle du restaurant, ménageant en hauteur des espaces de rangement. À l’instar des habitats vernaculaires qu’admirait Le Corbusier, tout est conçu pour répondre aux besoins de la vie quotidienne : deux lits au nord-est, avec une fenêtre à hauteur de couchage donnant sur le mur de restanque arrière, constituent la zone de nuit. Dans le coin sud, un petit lavabo en métal associé à une fenêtre ouvrant sur le magnifique caroubier et une étroite meurtrière de ventilation. Le reste de la partie sud constitue l’espace de séjour, avec une table fixe qui permet de voir la baie de Monte-Carlo. Un placard sur le côté nord-ouest, adossé au couloir, complète le mobilier. Les sièges sont constitués de boîtes rectangulaires creusées de poignées qui permettent une assise haute ou basse.

Si le Cabanon peut être assimilé de par son austère fonctionnalité à un chalet de camping, il répond aussi à de vastes problématiques architecturales. L’ordre géométrique de l’espace unique se construit sur une spirale qui détermine l’emplacement du mobilier. Comme dans tous les projets de Le Corbusier, chaque détail est considéré non seulement pour son rôle immédiat mais aussi pour son ouverture sur de plus larges applications. Cette unité résidentielle est tout à la fois très personnelle et générique. La construction elle-même mêle le fait artisanal et l’industriel. Le Corbusier confia la construction du Cabanon à son ami le menuisier Charles Barberis qui la réalisa dans son atelier à Ajaccio, en Corse. Les panneaux et les éléments structurels arrivèrent par le train et furent déchargés directement depuis la voie ferrée jusqu’au site. Comme à l’Unité d’Habitation de Marseille, les détails standardisés de Barberis étaient chaleureux et agréables au toucher. Beaucoup d’éléments étaient astucieusement bricolés : les fermetures des fenêtres consistaient en de très simples crochets.

Habiter le cabanon

Le Corbusier perça une porte dans la cloison du couloir du Cabanon, qui débouchait dans la chambre à coucher des Rebutato. Un ingénieux coffre à bijoux pour Yvonne était caché dans le chambranle. Le revêtement extérieur du Cabanon, réalisé en dosses de pin, aurait été proposé par Barberis comme solution pour l’isolation ; elle répond bien à l’image que se fait Le Corbusier de la cabane primitive. Deux ans plus tard (entre août et novembre 1954), Le Corbusier dessine cinq « Unités de camping », qui seront construites à ses frais en règlement de son acquisition de 1 280 m² du terrain de Rebutato, comprenant non seulement l’emprise du Cabanon et de la baraque de chantier, mais aussi toute la partie en aval, où devaient être localisées les maisons Rob.

L’affaire Rob trainait toujours en 1954. Le Corbusier avait obtenu la promesse d’un concours financier de son amie Marguerite Tjader-Harris. Le contrat était sur le point d’être signé quand, en février 1955, une terrible tempête démontra qu’il était impossible de construire sur les rochers trop proches de la mer.

Au mois de juillet 1954, afin de protéger ses papiers et ses dessins, Le Corbusier se fit livrer une baraque de chantier qu’il installa à quelques mètres du Cabanon et qui lui servit d’atelier. Il pouvait y travailler et conserver sa collection d’objets « à réaction poétique », des os, des galets et des bouts de bois trouvés sur la plage. Comme siège, il se contenta d’une caisse de whisky abandonnée sur la plage de Cabbé.

Au Cabanon, Le Corbusier donne l’image d’un client très heureux de son invention. Installé au cœur d’un site typique de la Méditerranée il peut réfléchir et travailler en paix, choyé par ses bons et proches amis.

Tim Benton

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Le Cabanon de Le Corbusier a été inscrit en 2016 sur la Liste du patrimoine mondial de l’Unesco au sein d’une série intitulée « L’œuvre architecturale de Le Corbusier, une contribution exceptionnelle au mouvement moderne » qui rassemble 17 bâtiments de Le Corbusier réalisés en Allemagne, Argentine, Belgique, France, Inde, Japon et Suisse.